Vivre des alternatives poétiques
Vivre des alternatives poétiques
Entretien avec Phillipe Quesne à propos des pièces Cosmic Drama, Le Chant de la Terre, et Fantasmagoria, présentées dans le cadre du Festival d'Automne à Paris.
Qu’est-ce qui vous conduit à une nouvelle pièce, quel est le point d’entrée ?
Le point de départ, depuis presque vingt ans, a très souvent été une intuition sur un thème, l’envie de poser sur le plateau des préoccupations ou des rêveries, souvent induites par un titre, qui déclenche les songes pour une nouvelle pièce. Cela a beaucoup concerné des questions de paysages et de communautés. J’aime mettre en scène des mondes possibles, des espaces utopiques ou dystopiques dans lesquels on pourrait vivre des alternatives poétiques. Avec le recul, je vois que cela forme comme une saga, autour de problématiques liées à l’homme et la tentative de réconciliation avec la nature, par des sortes de quêtes écologiques, que je tente de déployer sur les plateaux de théâtres. Comment habiter enfin cette terre ? Est-ce que notre place est ici, dessous, dessus, dans le cosmos, sous terre, dans des endroits inexplorés ? Comment inventer des mondes multi-spécifiques et en assumer les métamorphoses perpétuelles ?
« J’aime mettre en scène des mondes possibles, des espaces utopiques ou dystopiques dans lesquels on pourrait vivre des alternatives poétiques. »
Les trois pièces présentées cette année au Festival d’Automne pointent clairement cette ligne de mon travail. Je suis aussi très heureux que la création Cascade de la chorégraphe Meg Stuart, pour laquelle j’ai conçu la scénographie comme un paysage, soit invitée au Festival cet automne. J’ai la chance d’inventer des pièces qui souvent se construisent au plateau, en répétant, et qui défendent une certaine idée de l’écriture qui ne peut s’activer que lorsque le matériau est testé avec des interprètes, la scénographie, le son, la musique, des mots parfois. J’aime à dire que c’est un travail d’atelier et c’est pourquoi c’est le thème qui souvent irrigue l’intuition de départ et conduit à des essais et recherches de formes esthétiques. Das Lied von der Erde (Le Chant de la Terre) a un point de départ un peu atypique pour moi, puisque cette pièce musicale est composée par Gustav Mahler, dont il signe aussi le livret inspiré de poésie chinoise ancienne.
« Au lieu d’explorer le très lointain, d’envoyer des sondes pour étudier les roches de Mars, ou de prévoir de s’enfuir comme ces milliardaires américains pour une planète B, voilà des gens qui acceptent de revenir pour dialoguer avec ces pierres qui ont l’air d’être plutôt heureuses de faire du théâtre. »
Cosmic Drama met en scène un paysage d’astéroïdes... Dans quel contexte la pièce a-t-elle pris forme ?
Elle est d’abord née en 2019, lorsque le Théâtre de Bâle m’a invité à concevoir une pièce de répertoire pour ses acteurs et demandé un titre deux ans avant. J’avais envie de science-fiction, de me projeter dans l’espace, de mettre en scène des astéroïdes. Il est rare que je fasse voler : le plus souvent, dans mes pièces, on tente de décoller mais on n’y arrive pas... Je voulais imaginer le contraire, qu’on parte d’un ailleurs pour arriver sur un plateau de théâtre vide, comme une sorte de peuplade qui aurait pris le temps de l’expérience du voyage lointain pour mieux revenir sur terre et se demander ce que nous sommes devenus. Quand la pandémie Covid a démarré en 2020, je n’ai pas changé le fil narratif de la pièce mais cela a pris un autre sens de travailler, pendant un temps assez long, dans des théâtres déserts, avec des règles sanitaires si drastiques qu’elles évoquaient un accident nucléaire. C’est à ce moment-là que j’ai créé Cosmic Drama, qui met donc en scène ce grand astéroïde-vaisseau spatial, atterrissant sur un plateau de théâtre vide, d’où émerge un groupe d’astronautes qui découvre des pierres pas très en forme, qu’il va décider de réenchanter... La pièce parle du compagnonnage possible entre humains et minéraux. Au lieu d’explorer le très lointain, d’envoyer des sondes pour étudier les roches de Mars, ou de prévoir de s’enfuir comme ces milliardaires américains pour une planète B, voilà des gens qui acceptent de revenir pour dialoguer avec ces pierres qui ont l’air d’être plutôt heureuses de faire du théâtre.
Cette harmonie entre l’humain et la nature qu’évoque Mahler avec Das Lied von der Erde (Le Chant de la Terre) peut se lire aujourd’hui à la lumière de la crise climatique. Avez-vous activé ces résonnances dans votre mise en scène ?
J’ai avant tout choisi d’être le plus délicat possible, pour privilégier l’écoute de l’œuvre, surtout dans cette version pour orchestre de chambre qui en est la quintessence, arrangée par Schönberg ou ici dans une version déclinée, de Reinbert de Leeuw. Pour une fois que j’accepte une commande sur une pièce du patrimoine, il fallait faire preuve d’humilité. Je ne voulais pas d’une mise en scène grandiloquente : si Mahler avait voulu en faire un opéra, il l’aurait fait. D’autant que cette œuvre parle aussi d’une grande nostalgie du romantisme. Il l’a composée dans le petit cabanon en bois où sa femme l’incitait à travailler, au cœur de la nature, dans les Dolomites. Et je trouvais intéressant de replonger dans cette époque, avec deux toiles peintes qui prennent le vent et semblent un peu désuètes dans ce grand théâtre vide, la pluie qui tombe et cette terre très sèche qui finit par se gonfler, ce qui est presque le seul événement scénographique. J’ai souhaité insister sur la mélancolie de ce moment : la planète avait-elle vraiment besoin de toutes les inventions technologiques et les machines qui se sont développées après ? Les trains, les avions, la fureur. Cette fin du romantisme coïncide avec des inventions qui nous ont entrainés vers une furie des déplacements et de grandes guerres mondiales de territoires. Le contraste est grand avec cette pièce composée par Mahler en 1907, dans sa petite cabane, qui a un souffle extraordinaire de poésie et de ressenti de la nature. Avec ce qui se passe aujourd’hui, les enjeux écologiques et notre incapacité en tant qu’espèce de préserver la terre sur laquelle on tente d’exister, cela sonne presque comme une veillée funèbre...
Percevez-vous une influence du cinéma dans votre travail de scénographie, dans la façon dont vous concevez des décors qui sont partie intégrante de la narration ?
Le cinéma est souvent cité, pour amener – notamment dans la dimension musicale de beaucoup de mes pièces – une certaine forme d’héroïsme qui valide les missions, – même les plus dérisoires – dans lesquelles se lancent mes communautés humaines, animales ou végétales que j’installe au plateau. C’est aussi un art inspirant en termes de montage, d’effets, d’organisation et de puissance de l’image ou de la technique à vue chez certains cinéastes. Et il y a dans Cosmic Drama, qui est une pièce de science-fiction, des références au Technicolor et aux grandes épopées, ou des citations d’un certain cinéma qui admettait de reconstituer la vérité en carton-pâte, de George Méliès à Fellini et ses décors de la grande époque des studios de Cinecittà. La scénographie de Cosmic Drama, cet espace rempli d’astéroïdes en lévitation, vient sans doute d’un plaisir que j’ai à voir la science-fiction du pauvre des années 50 ou 60, avec les climats musicaux d’Hollywood qui amènent à croire aux aventures. Mais j’aime aussi nourrir mes pièces de fragments d’histoire de l’art au sens large et pas seulement le cinéma. J’ai l’impression que toute œuvre nouvelle doit admettre un héritage et j’essaie toujours de rendre hommage à des artistes, des œuvres et des auteurs qui m’ont inspiré. Je crois qu’on construit son propre musée en assumant ses sources.
Dans Fantasmagoria, vous faites référence à la lanterne magique. Quelle place tient le dispositif dans la pièce ?
J’ai rêvé Fantasmagoria comme un théâtre d’objets automatisés, une attraction sans humain, sans comédien sur scène, une pièce pour quinze pianos esseulés et quelques fantômes qui en sont les acteurs. J’avais envie de me plonger et rendre hommage à ce genre de spectacles qu’étaient les « Fantasmagories » qu’Etienne-Gaspard Robertson a inventé à la toute fin du 18e siècle, dans l’immédiat après Révolution française. Curieusement, cette révolution, avec ces massacres, ces têtes coupées, ce sang qui avait coulé de tout côté, a enclenché une période assez étrange en Europe, avec des inventions techniques et scientifiques folles mais aussi un besoin d’aller au spectacle ou au cabaret, de se faire peur. C’est l’explosion des attractions, des fêtes foraines, un moment qui m’intéressait et qui d’ailleurs conduira ensuite à l’invention du cinéma. Pour moi, Robertson relie les deux époques : le théâtre, qui a besoin à ce moment-là de sensations pures, voire de parler aux esprits, et les prémices du cinéma, avec l’utilisation de l’image projetée grâce aux lanternes magiques, lors de séances qu’il organise souvent dans des salons particuliers. Robertson montre à cette époque des projections de squelettes et autres dames blanches mais invente aussi un jeu plus sophistiqué autour de miroirs semi-réfléchissants et de performeurs cachés, faisant apparaître des spectres, tout ceci au son de musiques au piano et de bruitages en direct pour faire frissonner son audience. Exhorter, exhumer nos peurs, montrer nos angoisses, les recevoir, c’est aussi un art du théâtre originel. Des danses macabres à Shakespeare, c’est un art passionnant pour se confronter aux angoisses humaines.
« J’ai souvent traité les enjeux écologiques avec humour, mais je me sens dans un moment où la dérision et la situation rocambolesque ne me font parfois plus sourire. »
L’idée d’une société qui, avec Robertson, joue à se faire peur dans le contexte de l’immédiat après révolution, rencontre forcément un écho avec ce que nous vivons aujourd’hui. Vous avez par le passé parlé du théâtre comme “camp d’entrainement de la catastrophe” mais il semble que nous soyons aujourd’hui rattrapés et pressés par la catastrophe… Est-ce que cela joue sur votre travail ?
Ce que nous traversons depuis quelques mois, de la crise du virus à ce conflit des ressources et des énergies qu’est la guerre en Ukraine, est bouleversant... J’ai l’impression que nous sommes de nouveau dans un monde qui tourne en boucle, avec une certaine croissance et accélération du globe, qui est totalement effrayante. Les trois pièces présentées au Festival d’Automne (Cosmic Drama, Le Chant de la Terre, Fantasmagoria) sont nées entre 2020 et 2022, dans cette période si particulière de chaos planétaire qui hélas n’est plus cette fois un roman d’anticipation. J’ai souvent traité les enjeux écologiques avec humour, mais je me sens dans un moment où la dérision et la situation rocambolesque ne me font parfois plus sourire. C’est peut-être pour cela que je voulais, avec Fantasmagoria, aller vers un monde plus sombre et plus sourd, un cimetière de pianos qui seraient devenus orphelins et indépendants, parce qu’il n’y aurait plus d’humains sur la planète pour en jouer. J’ai pensé aux machines célibataires de Duchamp, à Joseph Beuys et l’idée de prélever les objets pour ce qu’ils sont, donner vie à un bloc de graisse, des planches de bois ou de la pierre, littéralement régénérés par des circuits électriques ou des tensions de matériaux. J’ai pensé aussi à l’Arte Povera ou au Futurisme, nés à une époque de l’histoire des arts où on a eu l’intuition de décélérer, en réaction à l’expansion de la civilisation industrielle – notamment après la deuxième guerre mondiale.
Dans Fantasmagoria, comment s’articulent l’écriture du spectacle et celle de la musique ?
J’ai travaillé avec le compositeur Pierre Desprats, qui collabore régulièrement avec le cinéaste Bertrand Mandico dont il signe les musiques de films. J’ai rencontré Pierre Desprats dans le cadre d’une commande pour la Nuit Blanche à Paris, en 2018, où l’on m’avait proposé de créer une installation dans les entrailles du grand rocher du Zoo de Vincennes. Nous avions fait en sorte que le visiteur soit immergé dans cette cathédrale de béton, dans une composition musicale atmosphérique et lunaire. La pièce s’intitulait Le Secret du Rocher et elle marque notre première rencontre avec les pianos mécaniques. Nous avons cette fois décidé de travailler au plateau de manière intuitive, en observation de ce petit microcosme de pianos et de squelettes projetés. Pierre Desprats était dans une méthode d’écriture musicale qui s’est construite en répétant avec la scénographie qui s’inventait au fur et à mesure, comme dans un atelier. L’idée était d’aboutir à une partition musicale synchronisée avec les projections d’images de spectres et entremêlée avec les sons concrets que produisent les pianos mécaniques en mouvements, tels des machines célibataires...
Propos recueillis par Vincent Théval en avril 2022 pour le Festival d’Automne à Paris.
Crédit photo : © Martin Argyroglo